Cérémonie de remise de la Médaille Alexandre Koyré au Prof. Ekmeleddin İhsanoğlu

Discours du Professeur Robert Halleux, membre et archiviste de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences, à la cérémonie de remise de la Médaille Alexandre Koyré au Professeur Ekmeleddin İhsanoğlu
Paris, 12 Décembre 2008

A l’été prochain, l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences célébrera son quatre-vingtième anniversaire. C’est en 1929 qu’Aldo Miéli réunit à Paris les principaux acteurs de cette discipline nouvelle. Ensemble ils se donnèrent la mission de coopter les meilleurs et de cultiver l’excellence.

Au fil des années, l’Académie n’a pas failli à cette mission. Elle rassemble aujourd’hui 346 spécialistes éminents disséminés dans le monde entier. C’est donc au nom de la communauté toute entière de l’histoire des sciences que l’Académie décerne, tous les deux ans, la Médaille Alexandre Koyré. Il ne s’agit pas ici de distinguer un livre mais d’honorer l’œuvre de toute une vie, qui marque durablement l’évolution du savoir humain et de la culture universelle. Les noms des lauréats précédents disent assez son importance: Charles Gillispie, René Taton, Guy Beaujouan, John Heilbron, William Shea, Roshdi Rashed, John North, Vicenzo Cappelletti, et aujourd’hui, Ekmeleddin İhsanoğlu.

Dans un instant, notre Président le Professeur Eberhard Knobloch lui remettra la médaille Koyré. Mais il m’appartient, comme archiviste de l’Académie gardien de sa mémoire, de retracer la carrière du Prof. İhsanoğlu et de dégager le sens de son œuvre.

Ekmeleddin İhsanoğlu est né en 1943. Après de fortes études de sciences et de lettres il est docteur en 1974 et enseigne la chimie à l’Université d’Ankara. En 1984, il créé le Département d’Histoire des sciences à l’Université d’Istanbul dont il sera le Chef de département jusqu’en 2001. Un immense domaine de recherche s’ouvre à lui: la science et la culture dans l’Empire ottoman, qui s’étendit sur plusieurs continents, fut accueillant à toutes les influences et constitua sans doute une des plus grandes réussites culturelles dans l’histoire de l’humanité. Il réalise la grande History of the Ottoman State and Civilisation en deux volumes traduits dans huit langues et la monumentale History of Ottoman Scientific Literature dont les onze volumes parus, sur quinze, en font déjà l’équivalent de la prestigieuse Science and Civilisation in China de Joseph Needham, ainsi que d’autres travaux plus spécialisés comme le Multicultural Science in the Ottoman Empire qu’il a publié avec Costas Chatzis et Efthymios Nicolaidis.

Il a fondé la Société Turque d’Histoire des Sciences. En même temps, il a tissé un réseau de recherches avec tous les pays qui ont fait autrefois partie de l’Empire ottoman. Pour la Grèce, je me souviens de sa première rencontre avec Efthymios Nicolaidis, aujourd’hui secrétaire général de l’Union Internationale, dans un petit restaurant au sommet de la montagne où l’on pouvait voir le soleil couchant. En Bosnie et Herzégovine, il œuvre à restaurer la ville symbolique et martyre de Mostar et sera nommé Ambassador at Large.

Parallèlement il est, de 1980 à fin 2004, Directeur Général fondateur de l’IRCICA, le Centre de Recherches sur l’Histoire, l’Art et la Culture Islamiques de l’Organisation de la Conférence Islamique, dont le rayonnement culturel ira croissant. Il initie et dirige au niveau international d’innombrables projets de recherche sur l’histoire de la science et de la culture, les relations interculturelles, spécialement les relations de l’Islam et l’Occident, pour faire mieux connaître les valeurs de la civilisation islamique. Dans le monumental ouvrage de l’UNESCO, The Different Aspects of Islamic Culture, il est Rédacteur-en-chef du Tome V sur la science et l’éducation et auteur du chapitre intitulé «Ottoman science» du Tome VI sur la science ottomane. En 1989 il est nommé Vice Président du prestigieux «Al-Furqan Islamic Heritage Foundation». Pendant ce temps il ne néglige jamais d’encourager son art de prédilection, la calligraphie.

La communauté de l’histoire des sciences lui confie très tôt de puissantes responsabilités: Vice Président de l‘Union Internationale d’Histoire et de Philosophie des Sciences en 1997, et il devient Président en 2001. Son œuvre est reconnue par d’innombrables distinctions honorifiques et doctorats honoris causa.

En 2004, il est élu Secrétaire Général de l’Organisation de la Conférence Islamique, premier scientifique à ce poste prestigieux. Sa connaissance des cultures et son sens profond de l’humain font merveille. Et il ne néglige pas pour autant le travail d’érudit. Vraiment, il s’agit d’une œuvre exemplaire.

Excellences, Mesdames, Messieurs, le monde vit des temps difficiles où la science et son application peuvent faire le bonheur de l’homme et son malheur. «Science sans conscience», disait Rabelais, «n’est que ruine de l’âme». C’est pourquoi l’œuvre scientifique d’Ekmeleddin İhsanoğlu nous est aujourd’hui infiniment précieuse, car elle ne sépare jamais les sciences des valeurs humaines. C’est que dans sa pensée et dans son chemin d’action, İhsanoğlu se nourrit d’une double tradition. Dans la grande tradition ottomane, il connaît l’infinie richesse d’une multiculturalité respectueuse. Dans la grande tradition des savants musulmans, il sait ainsi que la science est toujours illuminée par la foi et que l’accomplissement de la science conduit toujours vers Dieu.